L’Inhumaine : un film à voir comme une exposition d’avant-garde

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Véritable manifeste esthétique de l’art déco, considéré parfois comme une sorte de bande-annonce de l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes qui devait se tenir à Paris en 1925, “L’Inhumaine” est une ode au progrès sous tous ses aspects. Exaltant à la fois la science et les nouvelles formes de la création (architecture, mobilier, arts plastiques, haute couture), le film a des airs de chant d’amour et de confiance adressé à la modernité, confondue ici avec l’humanité. Ce positivisme décomplexé a beaucoup vieilli, certes, et fait sourire un peu jaune en notre temps de désenchantement et de scepticisme, pour ne pas dire de méfiance à l’encontre de la théodicée progressiste. Mais ce qui fait le charme de la modernité de L’Inhumaine, c’est justement son archaïsme, le décalage technologique et esthétique de ses images qui, vues près de cent ans après, semblent annoncer non pas le XXème siècle tel qu’il s’est déroulé mais tel qu’il aurait pu avoir lieu.Partager sur facebookPartager sur twitterPartager sur whatsappPartager sur telegramPartager sur print

« C’est du cubisme, qu’un impressionnisme savant a mêlé de rondisme » écrit un critique dans le Cinémagazine du 9 novembre 1923, sans qu’on sache bien si c’est du lard ou du cochon, alors qu’il revient du studio où se tourne le film. « Les décors sont d’un cubisme, d’une agressivité insupportable ! » tempête un autre critique dans La Presse du 26 juillet 1924 après avoir vu projeté le long métrage. Dans son livre de référence sur le surréalisme, Ado Kyrou voit dans le film un « sujet d’un esthétisme forcené, digne de Cocteau ». (Le Surréalisme au cinéma, Ramsay Poche Cinéma, 1985, p.30)

Claire Lescot est une cantatrice adulée par ses admirateurs mais surnommée l’Inhumaine tant elle est déifiée par son public, tant elle paraît planer au-dessus des simples mortels. Elle est interprétée par Georgette Leblanc, la sœur de l’écrivain Maurice Leblanc (l’auteur d’Arsène Lupin). Malgré ses robes extravagantes pleines de plumes et les regards léonins qu’elle darde de sous ses paupières mi-closes, elle n’a pas forcément le physique de femme fatale qu’on attend du personnage, mais il se trouve que l’actrice a mis sur la table la moitié du financement nécessaire au film – ceci expliquant sans doute cela. On nous la présente suréclairée, éclatante de blanc, dès sa première apparition à l’écran, pour bien symboliser cette surhumanité. Elle reçoit un soir dans sa superbe villa (dont l’extérieur a été conçu par Robert Mallet-Stevens) plusieurs hommes hauts placés qui tous la courtisent : un homme d’affaires américain propriétaire de tous les théâtres de New York et prêt à les mettre à sa disposition, un maharadjah indien qui lui propose de régner avec elle, Kranike, un leader révolutionnaire qui voudrait l’emmener en Mongolie pour faire d’elle une pasionaria de la cause… Mais Claire n’en a cure et souhaite faire le tour de monde, bien décidée à quitter la France à moins que « quelque chose » ne la retienne. Ces deux mots – quelque chose – se dessinent alors sous toutes les formes graphiques possibles, en lettrages, en petites lumières, en nuages de fumée, et résonnent comme une énigme obsédante et silencieuse dans les débuts de ce beau film muet. Un de ses soupirants, le jeune ingénieur féru d’automobile Einar Norsen, voudrait bien être ce « quelque chose » et est frappé d’amour fou pour la belle. Comme elle se refuse à lui, il lui annonce par écrit son suicide et met sa menace à exécution : ayant quitté la réception, ivre de désespoir, il se précipite sur la route avec sa voiture et chute dans le lac à la faveur d’une embardée fatale.

La presse s’empare de ce drame et Claire se retrouve au cœur d’un scandale. Affectée, elle hésite à annuler son concert du lendemain soir au théâtre des Champs-Élysées pour rendre hommage au suicidé mais se ravise et décide qu’elle se doit avant tout à son art et à son public. L’opinion est alors divisée, entre les inconditionnels de la cantatrice et ceux qui voient dans son choix la marque d’une insensibilité et d’un égoïsme confirmant son surnom d’Inhumaine et révélant « une femme sans entrailles » (ainsi que le dit, non sans ironie, une bouchère qui commente la nouvelle qu’elle vient d’entendre à la radio). Le spectacle commence par un chahut tumultueux évitant de peu de dériver en bagarre générale mais se clôt par le triomphe de Claire, réconciliant tout le monde par la beauté de son chant (que le spectateur n’entend pas, naturellement). Après le concert un policier vient la trouver dans sa loge pour lui demander de venir reconnaître le corps d’Einar, qu’on vient de repêcher dans le lac. Il s’avère pourtant que ce n’est qu’une mise en scène, que le jeune ingénieur n’est pas mort et qu’il cherche à tester la réaction de la cantatrice. Il l’emmène alors dans son laboratoire et lui fait découvrir ses inventions révolutionnaires : un système de retransmission audiovisuelle qui peut permettre à Claire d’être entendue dans le monde entier (il semblerait d’ailleurs qu’on assiste ici à la toute première mention du mot « télévision ») et un dispositif permettant de ressusciter les morts…

Outre le laboratoire, la maison de Claire – avec sa salle à manger majestueuse et parfaitement symétrique, son estrade en damier émergeant d’un bassin intérieur sur lequel vaquent des canards tandis que s’affairent des domestiques tous affublés du même masque inexpressif, son salon rempli d’herbes gigantesques (imaginées par Claude Autant-Lara) sous lesquelles Einar vient ruminer son désespoir – est tout entière, presque à la manière d’une salle d’exposition, un témoignage de cette modernité et de cet avant-garde. Le décor occupe une telle place dans cette partie du film qu’il peut presque être considéré comme un personnage à part entière. Il contraste à dessein avec des environnements plus classiques comme la grande salle du théâtre des Champs-Elysées, qui nous propose tour à tour une scène de chahut et une scène de triomphe mettant à chaque fois en scène, dans un silence paradoxal, une foule survoltée, alternant vues d’ensemble larges et plans plus serrés sur des visages ou des petits groupes de spectateurs. Le contraste se fait aussi avec les scènes très dynamiques d’extérieur, qui sont pour l’essentiel des courses de véhicules pressés (une fois la voiture d’Einar, une autre le taxi qui emmène Claire mourante au laboratoire) et qui ne sont pas sans rappeler certaines œuvres du futurisme italien : même conduite sportive, même goût pour la vitesse et les effets d’optique qu’elle génère, même ivresse du risque. Dans L’Inhumaine on ne fait pas défiler des décors artificiellement derrière les personnages, les voitures roulent vraiment et on filme en caméra embarquée, ce qui est très rare pour l’époque. Les paysages de la région de Rouen, filmés en contrebas depuis la route escarpée, donnent presque le vertige, et les scènes d’Einar fou de désespoir roulant à tombeau ouvert sur un chemin de forêt, parmi les défilés étourdissants d’arbres et de fougères, tandis qu’une apparition éclatante et fantomatique de la maison de Claire se dessine au bout de la route, sur le point de fuite de la ligne d’horizon, sont à compter parmi de véritables perles de l’histoire du cinéma.

L’Inhumaine est le film de toutes les innovations, ce qui est une manière d’assumer la modernité qu’il revendique tant dans son esthétique que dans le ton prométhéen de son scénario. Avec son usage des lettrages élégants, ses transitions entre plans de maquettes et bâtiments en taille réelle, sa manière de filmer à travers des verrous ou d’autres interstices, ses cadrages audacieux faisant jouer les verticales, son goût pour la géométrie, sa maîtrise de la palette chromatique, il fait écho à l’art de son temps et prend sa place parmi les avant-gardes. Le laboratoire d’Einar, qui ressemble davantage à un décor de théâtre qu’à un véritable laboratoire, a été conçu par le peintre Fernand Léger et rappelle en effet beaucoup ses toiles (on peut y voir aussi un petit côté Joan Miro). Le positivisme de L’Herbier n’a pas la froideur déshumanisée (en dépit de son titre) d’autres utopies techniciennes, il se présente comme « science féerique » et se veut guidé par l’humanisme. Lorsque Claire revient à elle après avoir été mordue par un serpent au venin mortel dissimulé dans un bouquet de fleurs, elle dit vivre « par amour… ». On s’attend, alors qu’elle plonge son regard dans celui d’Einar à ce qu’elle avoue qu’elle partage ses sentiments, mais après quelques secondes elle termine sa phrase : « par amour de l’humanité ». Nous ne sommes pas dans une bluette sentimentale et le couple contrarié ne va pas s’épanouir dans une idylle égoïste mais bien dans l’irrésistible marche en avant de la science et du progrès.

Source : Perlicules

L’Inhumaine
film de Marcel L’Herbier
1924 France

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