Les mots de Fabrice Luchini pour contrer la novlangue

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Ce mardi matin du 16 novembre de l’an de grâce 2021 après J.-C., Fabrice Luchini était l’invité de l’excellente Sonia Mabrouk, sur Europe 1, pour évoquer sa dernière pièce : La Fontaine et le confinement. Sacré Fabrice qui s’échappa aussitôt du cadre imposé… Électron libre incontrôlable mais génial, capable de citer fort à propos des vers de L’Ours et l’amateur des jardins, écrit de main de maitre par celui qui sut se moquer des élites courtisanes sans en être disgracié pour autant. « La raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés […]/[…] et bien qu’on soit, à ce qu’il semble, beaucoup mieux seul qu’avec des sots […] » en limpide allusion à ce que vous devinez. Alors, comme à son habitude, enivré par sa verve, montant dans les tours et partant à l’assaut des moulins à vent sur sa fidèle Rossinante, sieur Luchini lâcha ses chiens fous sans craindre les foudres présidentielles dont ils mordaient pourtant les basques : « Les hommes politiques, je ne les aborde que dans leur manière de ne pas avoir des tics de langage. Par exemple, « celles et ceux »… j’ai envie de les étrangler ! C’est mauvais quand ça devient mécanique, quand c’est pas habité. » De qui pouvait-il bien parler, dans cet appel au meurtre prononcé au second degré ? Partageant sa pulsion féroce, nous pouvons lui pardonner son dérapage déicide… mais qu’en pensera notre Jupiter outragé ?

En effet, la novlangue comme les tics de langage nous irritent – pour ne pas dire nous rendent fous ! Voici, plus loin, quelques exemples non exhaustifs de cette dérive délétère. Comme l’a dit Lénine, cet homme de déraison pour une fois raisonnable : « Faites leur manger le mot et ils avaleront la chose. »

« Quand on a peur de nommer les choses… », ce qui, comme nous l’a prédit Albert Camus, « …rajoute du malheur au monde », on les néologise, on les anglicise, on les tord en verlan… mais ce ne sont que des subterfuges, des simulacres, des mascarades, des voiles de cache-sexe pour le moins vaporeux. Ils ne font qu’accentuer ce qu’on voulait gommer, révéler ce que l’on voulait faire disparaitre et rendre étranger mais moderne notre lot quotidien.

Dans cette même logique, en toute âme simplette, les enfants se cachent derrière leur petit doigt, imaginant ainsi devenir invisibles… Ne plus voir pour croire ne plus être vus. Pas grand monde n’est dupe et beaucoup, parmi nous, savent encore décrypter la dissimulation ; la dissimulation des mots pour le dire.

De cette façon, on croit changer la réalité en euphémisant les mots : incivilités pour sauvageries, déséquilibré pour fou, fou pour terroriste, terroriste pour islamiste, lieu de privation de liberté pour prison, malvoyant pour aveugle, personne à la verticalité contrariée pour nain, à mobilité réduite pour handicapé, malentendant pour sourd, en recherche d’emploi pour chômeur, mal-comprenant pour con, arts premiers pour œuvres primitives, art conceptuel pour de la merde en boîte, homme politique pour politicien, professeur des écoles pour instituteur, technicienne de surface pour femme de ménage, travailleuse du sexe pour putain, senior pour vieux, décédé pour mort, personne en apprentissage de rue pour SDF, SDF pour clochard, exilé pour migrant, migrant pour sans-papiers, sans-papiers pour irrégulier, jeune pour voyou, black pour noir, feuj pour juif, rebeu pour beur, beur pour arabe… et céfran, bouffon ou face de craie pour Français.

Frédéric Sahut, Boulevard Voltaire

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