Pendant un an, Manon Quérouil-Bruneel, grand reporter, est allée à la rencontre des habitants d’une cité de Seine-Saint-Denis. Religion, drogue, prostitution, petits trafics et grand banditisme : son livre choc, La Part du ghetto, raconte le quotidien méconnu d’une France en marge de la République. Récit de son enquête et extraits exclusifs.
(…) Il y a eu un tournant dans les années 1990. Le mythe du bon immigré a fait long feu. La religion est progressivement devenue un étendard, une cuirasse identitaire qui a fait voler en éclats le «vivre-ensemble» auquel beaucoup sont pourtant attachés. Dans le salon de coiffure où je me suis souvent rendue pour prendre la température du quartier, les conversations tournent beaucoup autour de ce repli communautaire. «La dernière fois, raconte l’un des clients, j’ai livré un barbu. Le type, il enferme sa femme à clé. Mais rentre au bled, frère! On est où, là? Sarko, il avait raison: si t’es pas content, casse-toi. Le quartier est perdu, ce n’est plus la France, ici. Forcément que les Blancs, ils sont partis. Qui veut vivre avec des burqas, des gosses qui dealent en bas de l’immeuble et des clandos qui volent des sacs? Les bobos peuvent bien hurler, c’est pas eux qui vivent dans ce merdier!»
Les burqas et les kamis, qui n’existaient pas il y a une vingtaine d’années, ont essaimé dans la cité. Manger «halal» est devenu une préoccupation pour la nouvelle génération, qui revendique de vivre «plus près de Dieu que ses aînés». Plutôt qu’un mariage à la mairie, les jeunes préfèrent désormais sceller leur union devant l’imam, selon la tradition musulmane.
(…) Alice a une trentaine d’années, deux enfants en bas âge, et crée des bijoux fantaisie qu’elle vend en ligne. Avant, avec son compagnon, ils vivaient dans le XIe arrondissement. En 2011, ils décident d’acheter. Avec leurs petits salaires d’autoentrepreneurs, ils se tournent logiquement vers la proche banlieue et font l’acquisition d’un 90 mètres carrés à 375.000 euros, dans ce quartier qu’on annonce comme un futur Brooklyn dès qu’une fromagerie, preuve irréfutable de gentrification, ouvre miraculeusement de l’autre côté du pont…
«Le jour de l’emménagement, me raconte Alice, on est allés à la boulangerie en bas de chez nous. J’ai demandé un jambon-beurre, le mec m’a regardée comme si j’étais une extraterrestre.» […] Elle a, aussi, dû se plier à l’injonction tacite d’un vestiaire «spécial 93». «Dès que je mettais une jupe, je me faisais emmerder. On me demandait: “C’est combien?”, “Tu me fais un petit truc?” J’ai rangé jupe, rouge à lèvres, et décolleté. Oui, ça fait chier de se conformer à un ordre moral. Mais c’est le prix de la tranquillité.» […]
«De façon générale, remarque Alice, la présence policière ici, c’est service minimum. On se demande même si ce n’est pas fait exprès. Ils laissent le trafic proliférer, comme ça le réseau est identifié et contenu, et ne s’étend pas de l’autre côté du pont [où le quartier est en cours de réfection]. La municipalité a mis un spot devant l’école, il a tenu quinze jours. La plupart des rues du quartier sont plongées dans le noir. Dès que la nuit tombe, les mecs peuvent faire leur petit business tranquille.»
A un moment, avec son mari, ils ont failli plier bagage. Abdiquer. «Je ne peux pas me mettre seule à une terrasse de café. Il y a peu de parcs, peu de commerces. A la sortie du métro, il faut se cramponner à son sac à cause des vols à l’arraché.» […] En attendant, Alice s’est fait une raison. Au fil des ans, elle a arrêté d’écrire au maire pour faire remplacer les éclairages publics, ou demander l’installation de brumisateurs pour que les gosses arrêtent de s’arroser avec les extincteurs en été. Elle fait un détour pour éviter les coins où ça trafique – les «no-go zones» – et ne se balade jamais dans le quartier. Elle va d’un point A à un point B, se fait la plus discrète possible. «La règle est simple, me dit-elle: c’est nous, les étrangers ici.»
Le Figaro
Merci à valdorf