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L’élection présidentielle est devenue un jeu en trompe-l’œil où le candidat du Système gagne à tous les coups contre le candidat hors-système. Même avec ses 500 signatures, Éric Zemmour, quand bien même il se hisserait au second tour, ne pourrait gagner l’élection suprême. L’État-Macron et ses appareils d’hégémonie – médiatiques, culturels, universitaires, etc. – lui livreraient une guerre à mort. Ce qu’ils commencent du reste à faire. À l’inverse, un empêchement d’Éric Zemmour mettrait à nu les fragilités d’un Système à bout de souffle qui, faute de pouvoir choisir les électeurs, en est réduit à trier les candidats. Dans l’épreuve, Zemmour gagnerait une stature d’homme du recours et rouvrirait l’horizon des possibles. Première partie d’un scénario de politique qui n’est pas que de fiction.
Le ticket à la grande parade présidentielle coûte cher. Certains s’en plaignent, et pas des moindres. En effet, depuis plusieurs semaines, quelques candidats parmi les plus sérieux – en l’occurrence Éric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen – se plaignent de rencontrer des difficultés dans la récolte des fameux sésames. De peur d’être mis sur le carreau de la bacchanale républicaine qu’est l’élection présidentielle, chacun à tour de rôle relève une « situation de blocage », un « bluff » ou une « galère » du système qui permettraient, selon eux, d’opérer une épuration injuste des candidatures « hors système ».
Si ces jérémiades semblent faire partie de la guignolade victimaire et habituelle des candidats de La France insoumise ou du Rassemblement national, la chose paraît moins feinte dans le cas du candidat de Reconquête qui pourrait, possiblement, ne pas récolter ses 500 signatures. Cependant, au lieu de voir dans cette situation un déni de démocratie, ne pourrions-nous pas apercevoir, dans ce camouflet, la lueur d’une formidable opportunité d’émergence d’une opposition au système en place qui dépasserait, de loin, une candidature qui semble perdue d’avance ? Et est-ce que la mise au ban du candidat Zemmour ne pourrait-elle pas dépasser, et même décupler, les effets d’une candidature de témoignage censée préparer le terrain pour 2027 ou 2032 ? Penchons-nous sur cette possibilité.
État des lieux du paysage politique
Pour bien comprendre l’enjeu de ce moment politique, il nous faut revenir sur quelques chiffres. D’abord, les dernières élections régionales ont marqué une nouvelle étape dans l’absentionnisme, déjà croissant d’année en d’année, avec 66,72 % d’abstention lors du premier tour. Nous avons même une pointe chez les jeunes de 18 à 24 ans à 87 % et à peu près équivalente chez les bas-revenus. Rappelons aussi qu’aux dernières législatives, le taux d’abstention atteignait déjà des records avec 51,3 % au premier tour, puis 57,36 % au second. La fracture entre le pouvoir politique et des citoyens ne se sentant plus représentés ne datent par conséquent pas d’hier. Autre chiffre parlant, les trois principaux candidats opposés au président sortant, ceux qui rencontrent des difficultés pour les parrainages, représentent près de la moitié des intentions de vote au premier tour de l’élection présidentielle actuelle. L’éviction de ces candidats pourrait donc renforcer cet écœurement légitime de l’opinion et porter, une fois de plus, un coup sérieux à cette pantomime qu’est la souveraineté populaire. Si même l’élection présidentielle voyait son taux de participation chuter en flèche, alors il est certain que l’empêchement et le refus de prise en compte de l’expression du peuple, consubstantiel au système actuel, seraient encore plus mis à jour et flagrants. La sous-représentation d’un bloc majoritaire et son effacement au moment de l’élection ne pourraient rester, encore longtemps, sans répercussions tangibles et sérieuses. Cet ersatz de démocratie fut déjà analysé par Christophe Guilluy lorsqu’il affirmait que « dans les stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités ».
Le mythe de la représentation
Cette négation de la dimension populaire ne date pas d’aujourd’hui. En réalité, la République française, et cela dès son départ, s’appliqua à nier la moindre réclamation allant à l’encontre des dessins des élites bourgeoises. Elle se constitua comme l’ennemi du populisme dès son premier souffle. L’exclusion du peuple fut entérinée par la Convention de 1792 lorsqu’elle se constitua sur un corps électoral vierge de toute souche « prolétarienne ». Marx l’avait déjà constaté lorsqu’il analysait que la classe révolutionnaire par excellence était la bourgeoisie. De sorte que la Révolution n’aura été l’affaire que d’une minorité dont le Parti socialiste et les Républicains, lorsqu’ils votèrent en 2016 ensemble la modification de la loi durcissant l’accès à l’élection présidentielle, sont les dignes héritiers, tout comme le gouvernement Jacques Chirac, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le fut aussi lorsqu’en 1976, il ouvrit la voie de la publicité des soutiens et de l’augmentation des signatures exigées de 100 à 500. Les lois de la République, depuis 1792 et jusqu’à aujourd’hui, n’ont jamais été que les desiderata d’une minorité agissante. Et le système républicain une machine excellemment pensée et instituée pour qu’elle puisse, selon la phrase de Paul Valéry, « empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ».
La souveraineté du peuple est donc limitée au jour du vote. Chose dont Rousseau dira, évoquant le peuple anglais : il « pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». La République n’a jamais défendu la souveraineté populaire. Bien au contraire, elle en a été plutôt le fossoyeur, lui préférant la souveraineté parlementaire dont Sieyès était le prophète. De ce point de vue, l’obstruction à la candidature d’Éric Zemmour, si elle devait s’avérer effective, ne ferait que raviver dans l’esprit des citoyens le souvenir d’un lien rompu depuis bien longtemps. Tant il est vrai que la scission des élites et du peuple n’a rien d’un phénomène nouveau, l’objectif premier des Républiques consistant à se perpétuer dans le sillage de cette démocratie libérale, trompeuse, oligarchique.
Seule peut-être la Ve du général de Gaulle, et uniquement à ses débuts (et non après ses nombreux travestissements constitutionnels), pourrait être considérée comme une rupture, en déphasage avec l’exclusion historique du peuple. L’élection présidentielle au suffrage universel pouvant alors être perçue comme la rencontre d’un homme et d’une majorité sous une forme plébiscitaire. Déjà à l’époque, les tenants du parlementarisme classique, les ancêtres de nos chers allergiques au peuple, percevaient cette onction du peuple comme la mort des libertés ou la possibilité de l’émergence de nouveaux Césars. Alors que quelques rares voix discordantes, comme celle de Maurice Duverger, y décelaient plutôt un ferment propice à la rénovation de nos institutions.
Comment libérer le « souverain captif »
Or, nous constatons, et cela même sous l’ère du suffrage universel, que des procédures d’exclusion et de neutralisation perdurent, alors que le vote censitaire a disparu. L’augmentation du nombre de signatures et la publicité qui en est donnée l’attestent ; elles ne peuvent être comprises que comme des modifications des règles du jeu aptes à toujours favoriser l’oligarchie et les partis complices du système. Si les régimes précédents, comme le Directoire, se fondaient sur un suffrage censitaire qui perdurera tout au long du XIXe siècle en excluant les « classes dangereuses » ; de nos jours, la combinaison du scrutin majoritaire et de l’abstention reproduit, en réalité, une situation similaire à celle des méthodes antérieures d’exclusion. Seule l’élection présidentielle résiste à cette désaffection croissante et à cette situation. Mais jusqu’à quand ?
L’exclusion du candidat Zemmour pourrait bien être le point de bascule. Celui qui ferait de l’élection présidentielle, à partir de cet empêchement, une élection comme les autres, dès lors discréditée aux yeux des Français. Une élection réduite, au même titre que les scrutins intermédiaires, au rassemblement en petit comité des inclus, des habitants des métropoles mondialisées, des bourgeoisies de droite et de gauche, des retraités et des fonctionnaires reproduisant une élection censitaire de fait. Le rappel des chiffres de la dernière élection présidentielle, celle de 2017, sont éloquents. Macron fit 15 % au premier tour des inscrits, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir la majorité absolue lors de l’élection législative qui suivit. Pendant ce temps, Le Pen, Mélenchon et Dupont-Aignan récoltaient 45 % des votants quand, aux législatives, l’addition des trois ne représentait que 4 % de la représentation nationale.
L’élection présidentielle, par son haut taux de participation, demeure le dernier rituel de légitimation républicaine. Mais force est de constater que même ce dernier artifice, déjà si précaire comme les chiffres l’attestent, peine à dissimuler une démocratie-témoin qui tient dans les mains d’un petit nombre. Cette dernière et si fragile cérémonie de légitimation subira peut-être bientôt le même destin que les autres élections marquées par le désintérêt, l’indifférence et la dévalorisation – et l’éviction de Zemmour en serait alors l’accélérateur final. Si cette pente devait être suivie, la dernière « charpente républicaine », celle qui tient encore l’édifice républicain de cette « démocratie Potemkine » selon la formule de Patrick Buisson, pourrait ainsi se fracturer définitivement et dévoiler, à la vue de tout monde, l’incroyable supercherie qu’elle cache toujours plus périlleusement. L’ultime parade de l’apparence légale, derrière laquelle la classe dirigeante se cache pour asseoir son pouvoir, disparaîtrait pareil à un voile qui se lève. Le peuple serait directement confronté à la situation d’une captation minutieusement cachée : celle à laquelle une minorité se livre dans le seul but de privatiser les instruments de l’État au détriment du bien commun.
L’échec d’Éric Zemmour à recueillir ses 500 signatures pourrait fournir cette dynamite capable de faire exploser ce dernier rempart qui fait obstacle à une confrontation ouverte entre le peuple et les élites républicaines. Une telle explosion, un tel dynamitage signifierait la libération du « souverain captif », à savoir la majorité du peuple français. L’illusion du vote, celui mis en place par la classe dirigeante pour se protéger de la tyrannie de la majorité de Tocqueville, volerait en éclat et supprimerait cette technique du miracle républicain dont Coleridge a pu dire qu’elle est « une suspension de l’incrédulité ». Nerf contre nerf, l’ère d’un basculement politique pourrait être, plausiblement, pris en compte comme une hypothèse sérieuse.
La perte de légitimité
La classe dirigeante a très bien compris cette situation. Les évocations du vote obligatoire, de la prise en compte du vote blanc ou du rassemblement des scrutins nous démontrent que la minorité au pouvoir a bien saisi ce « coup de semonce ». Au-delà de ces différentes pistes, la voie qui semble avoir été prise est celle de la gestion de la peur. Si le peuple ne se sent pas représenté, il faut, afin de maintenir un sentiment de légitimité, au moins qu’il sente que le gouvernement actuel est le seul capable de le protéger. Qu’il tâche d’incarner le parti de l’Ordre.
Lors de la crise des Gilets jaunes, l’analogie entre Thiers et Macron fut particulièrement éclairante. À l’occasion d’une rencontre diplomatique organisée à Versailles, ce dernier n’hésita pas à prétendre que « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée ». La République en revient donc à sa meilleure technique de gestion des crises qui repose sur la manipulation brutale du sentiment de la peur et l’envoi de la canonnière. Confronté à un bloc majoritaire reconnaissant de moins en moins la légitimité du pouvoir et face à des soulèvements sans précédent dans l’histoire récente, le pouvoir décida de miser sur la spéculation autour des peurs. Peur du retour de la peste brune, peur du populisme, peur du nationalisme, peur du souverainisme, peur de la crise économique, peur du racisme, peur de la pandémie, peur du réchauffement climatique, peur de l’islamisme, peur du repli sur soi… Or, jouer sur la peur pourrait bien s’avérer être une aventure risquée, qui pourrait, qui sait, se retourner contre le pouvoir lui-même. Avant, on proclamait qu’il ne fallait pas « désespérer Billancourt » ; la République actuelle, pour se maintenir, pourrait faire sien le slogan suivant : « Il faut terroriser la Métropole et écraser la Périphérie ».
Le droit de commander et le devoir d’obéir
Pour bien comprendre l’articulation, si difficile à saisir par bien des aspects, de la légitimité, entre le peuple et le gouvernement, il faut en appeler à un penseur italien, à cheval sur le XIXe et le XXe siècles, qu’est Guglielmo Ferrero. Pour lui, la légitimité du pouvoir politique ne tient que sur la peur réciproque, laquelle maintient une relation entre les gouvernants et les gouvernés. À évocation de cette idée du désir d’ordre dans une société, le penseur italien pouvait dire que « le pouvoir est à l’origine une défense contre les deux plus grandes frayeurs de l’humanité : l’anarchie et la guerre ». Mettant au centre de sa réflexion la notion de peur, il continuait en affirmant que « si les sujets ont toujours peur du Pouvoir auquel ils sont soumis, le Pouvoir a toujours peur des sujets auxquels il commande. […] Tous les Pouvoirs ont su et savent que la révolte est latente même dans l’obéissance la plus soumise, et qu’elle peut éclater un jour ou l’autre, sous l’action de circonstances imprévues. » De cette manière, il faut impérativement qu’il y ait un principe de légitimité reconnue entre les gouvernants et les gouvernés de sorte que « dans l’ordre politique, Caïn représente les hommes destinés à commander, Abel, ceux destinés à obéir ». Guglielmo Ferrero voyait quatre principes de légitimité pouvant opérer ce lien : principes héréditaire et aristo-oligarchique, puis le principe démocratique et le principe électif. Il aura cette belle formule sur la légitimité en disait qu’elle est ce qui « adoucit le pouvoir », ce qui établit le droit de commander et le devoir d’obéir.
Ces quatre principes de légitimité peuvent se combiner et nous donnent, dans le cas de la Ve République après son pourrissement commencé sous VGE et accentué sous Mitterrand, une République démocratique à élections oligarchiques. Non pas aristocratique dans le sens des « meilleurs » mais bien oligarchique, et c’est là que réside une part du problème, puisque l’élection ne se fait que sur un principe électif limité, ou oligarchique, dans la réalité des faits. Effectivement, l’élection ne se fait qu’au sein de la classe dirigeante elle-même, car comment ne pas voir dans les primaires une analogie avec les candidatures officielles du Second Empire sous Napoléon III. L’élection présidentielle et l’élection législative n’ont-elles pas été basées, pendant plus de 30 ans, sur l’opposition entre deux forces politiques hégémoniques qui choisissaient elles-mêmes les candidats éligibles au sein d’un même vivier excluant la quasi-totalité des autres acteurs de la politique. Cette procédure de re-légitimation ne prend pas appui sur le peuple. « République du centre », « UMPS », « cercle de la raison », « cordon sanitaire » ou encore « alternance unique » sont les différentes appellations d’un même phénomène dont Macron sera l’incarnation parfaite avec le rassemblement, dans le cas de son électorat, de la bourgeoise de droite et de gauche. Macron personnifia la nécessité de dévoiler une partie de cette supercherie qui tenait de moins en moins. Il cassa la surface et la forme en prétextant être l’homme en dehors de cette entente cordiale qui simulait une opposition ; le tout pour mieux continuer, sur le fond, une politique qui réunit encore les deux bords. Le ralliement, lors du deuxième tour face à Marine Le Pen, des deux anciens partis derrière Macron comme un seul homme, en scella l’évidence.
Deuxième partie demain : « Pourquoi il ne faut pas qu’Éric Zemmour ait ses 500 signatures (2/2) »
Rodolphe Cart dans le revue Elements
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