Publié le 20 juillet 2019 – par Pierre Cassen
Après nous avoir proposé « Les Bâtards de Sartre », Benoît Rayski change de registre, et nous invite à découvrir la vraie vie d’une effacée de la Terre, une chômeuse. Sa recherche de ce specimen rare s’avère difficile, la piste syndicale, faite de bureaucratie et de méfiance, mais surtout d’ignorance du problème, se refermant rapidement. C’est finalement au sein d’associations humanitaires que l’auteur trouvera la bête curieuse, l’animal rare. Elle s’appelle Julie, elle a entre 40 et 50 ans, vit vers Caen, elle a deux enfants, un homme à la maison qui l’aide à faire face financièrement, et une grande envie de retravailler au plus vite.
Car le travail, c’est sa vie, à Julie (dont ce n’est pas le vrai prénom). Salariée dans une grande surface, elle s’est retrouvée, du jour au lendemain, éjectée comme une malpropre. Elle a mis le temps à accepter son sort, à ne pas en avoir honte. Les premières semaines, elle partait tous les jours, à la même heure, pour que ses voisins ne sachent pas qu’elle n’avait plus de travail.
Tout au long de ses entretiens, Benoît nous fait découvrir une femme touchante, saine, qui connaît le prix des choses, et calcule au quotidien tout ce qu’elle doit dépenser. Un restaurant ne peut pas faire partie de son quotidien… sauf s’il lui est offert. Une sortie exceptionnelle à Paris, pour un concert, cela ne peut qu’être pour une très grande occasion.
Un grand moment de ce livre est quand Julie tend une feuille de papier à l’auteur, et qu’on y lit :
Loyer : 835 euros
Taxe habitation : 41 euros
Assurance voiture : 61,28 euros
Assurance habitation : 29,98 euros
Téléphone portable Julie : 31,49 euros
Téléphone portable Johnatan : 30,78 euros
Livret A Johnatan et Louis : 40 euros
Livret A Julie : 50 euros
Assurance décès : 20,50 euros
Free : 37,97 euros
EDF : 131,72 euros
Prêt voiture : 337,92 euros
Cela fait au total 1747,64 euros, auxquelles il faut ajouter en moyenne 600 euros de courses par mois, ce qui fait près de 2400 euros par mois, avec une allocation chômage de 1200 euros. Bien sûr, Julie s’en sort, en limitant au maximum ses frais, grâce au salaire de son compagnon. Imaginons qu’elle soit seule, ce qui est le cas de milliers de Françaises…
Julie a ses contradictions. Elle refuse d’opposer sa misère à celle des clandestins, mais quand elle passe près d’eux, notamment à Ouistreham, son réflexe est de verrouiller la porte de sa voiture, ce qu’elle ne fait pas d’habitude.
Elle n’est pas n’importe quelle chômeuse, on sent que c’est une combattante, qui, après une pause dans l’humanitaire, qui lui a redonné la sociabilité qu’elle avait perdue, et le passage de quelques concours, saura rebondir. Elle a en tout cas promis à l’auteur de l’appeler dès qu’elle aurait retrouvé un travail.
Il faut remercier Benoît Rayski d’avoir écrit ce livre, qui montre, mieux que de longs discours, la vie d’une Française moyenne, dans un pays où avoir un emploi devient un luxe qui se paie par des bas salaires, et par des périodes de plus en plus fréquentes à Pôle Emploi, avec ses CV, ses entretiens, parfois humiliants, ses stages, pas toujours indispensables, et le sentiment d’humiliation que constitue le fait de ne plus avoir d’emploi, pour les Français qui n’imaginent pas que leur avenir puisse être dans la vision du salaire universel de Benoît Hamon, où on reste chez soi à ne rien foutre, sans avoir à chercher du boulot, et qu’on passe à la caisse, malgré tout, à la fin du mois.
Julie fait encore partie de ces Français qui pensent qu’on « doit gagner sa vie à la sueur de son front ». Une espèce en voie de disparition.
Les effacés de la Terre
Éditions du Cerf – 125 pages – 16 euros