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« Ivanhoé », « Quentin Durward », « Le Talisman » (Richard Cœur-de-Lion), c’est lui – Walter Scott (1771-1832) à qui Henri Suhamy, universitaire, spécialiste de littérature anglaise, vient de consacrer un essai aussi vif qu’érudit, « Walter Scott, inventeur du roman historique », aux éditions de la Nouvelle Librairie avec l’Institut Iliade. Au temps des films et séries historiques à succès, quelle est son importance et où se trouve son héritage ? Henri Suhamy nous en dit plus.
ÉLÉMENTS : Vous présentez Walter Scott comme l’inventeur du roman historique, mais quelle rupture avec les œuvres qui ont précédé les siennes ?
HENRI SUHAMY. Ce n’est pas moi qui ai inventé l’étiquette d’inventeur du roman historique appliquée à Walter Scott, elle lui a été attribuée déjà de son vivant, et elle n’est guère contestée encore aujourd’hui. Le mot rupture présent dans la question posée peut sembler excessif, mais tout bien considéré ce mot a le mérite de souligner l’originalité de Scott dans ce domaine. Tout le monde pourtant sait que les innombrables récits littéraires qui commencent par un « Il était une fois » explicite ou implicite ont forcément un cadre ancien, dans le temps comme dans l’espace, où figurent des personnages et des événements plus ou moins réels, mythiques ou inventés. Mais le contexte historique, souvent enrobé d’archaïsme pittoresque et légendaire, enjolivé ou poussé au noir, voire cultivant ces deux stylisations en même temps, constitue un décor fixe, dont l’immobilité contraste avec le mouvement du récit. Par exemple dans l’illustre Princesse de Clèves les pages consacrées à Henri II et à sa maîtresse Diane de Poitiers ne servent que de décor à l’intrigue principale. La réalité du contexte rend plausible la narration inventée par l’auteur. Le mot Histoire avec une majuscule donne de la vraisemblance à l’histoire donnée à lire, mais la présence d’un récit fictif dans un environnement réel appartient à toute la littérature narrative. Scott connaissait ses prédécesseurs, il avait même lu, en français, les romans de chevalerie écrits par Georges et Madeleine de Scudéry. Il connaissait les épopées antiques, on a souvent souligné le caractère homérique de plusieurs de ses récits, et en cela il mérite que l’Institut Iliade s’intéresse à lui. Il connaissait les chansons de geste du Moyen Âge, il les a imitées dans ses premières œuvres, puisqu’il s’est d’abord fait connaître par ses longs poèmes narratifs et légendaires, qui contiennent en germe les sources d’inspiration qui lui ont servi plus tard. Il ne faut pas oublier l’exemple de Shakespeare, auteur de treize drames historiques que Scott connaissait intimement. C’est seulement en 1814, à l’âge de 43 ans, qu’il a publié son premier roman en prose, Waverley, sans révéler son nom. Pendant douze ans il se fit appeler « L’Auteur de Waverley », mais en dehors de ce détail anecdotique, il s’agissait vraiment d’une innovation, difficile à réaliser, une fusion entre la réalité et la fiction cultivant la vraisemblance, l’intérêt historique, les leçons qu’on peut tirer des événements passés et la virtuosité littéraire. Les événements historiques et l’action des personnages principaux, fictifs ou réels, évoluent en même temps et indissociablement. Les personnages sont à la fois passifs et actifs. Ils subissent les événements autant qu’ils y participent. L’auteur apparaît à la fois comme un historien qui écrit des romans et un romancier qui utilise l’histoire comme matériau. C’est en cela que consiste la nouveauté de Scott. On le sent en plus impliqué personnellement dans tous les romans dont l’action se situe en Écosse.
ÉLÉMENTS : George R.R. Martin, l’auteur de la saga du Trône de fer, classe Walter Scott dans ses inspirations. Mais ce dernier peut-il être considéré comme le pionnier des productions actuelles comme les séries TV historiques de HBO ou même Vikings ?
HENRI SUHAMY. Le roman historique présente de nombreux visages, et cette variété existe déjà dans les œuvres de Scott, qui n’a jamais écrit deux fois le même roman, et qui en plus, comme rappelé plus haut, a commencé dans sa carrière littéraire par écrire des poèmes narratifs inspirés par les chansons de geste du Moyen Âge. George R.R. Martin a certainement de bonnes raisons de se réclamer de Walter Scott, car celui-ci s’est beaucoup renouvelé, allant parfois jusqu’à cultiver la fantaisie préfigurant les bandes dessinées du style Astérix et à se parodier lui-même. Il faut cependant nuancer un peu ce qu’on pourrait déduire de la confidence faite par l’auteur de la saga du Trône de fer. En fait, la nuance s’y trouve déjà puisqu’il est dit que Scott figure parmi les sources des inspirations de l’auteur en question. Scott n’est pas le seul, ni sans doute le plus important de tous ceux dont il se réclame. Cela dit, bien qu’il ait assez peu cultivé le fantastique et même critiqué sévèrement Hoffmann pour les abus que son contemporain commettait dans ce domaine, Scott n’a pas négligé cette thématique. Influencé par le romantisme germanique, il a traduit Le Roi des Aulnes (Der Erlkönig) de Goethe ainsi que Le chasseur sauvage (Der wilde Jäger) de Bürger, il a été associé pendant quelques années à Matthew Gregory Lewis, l’auteur du fameux roman noir Le Moine. La Dame blanche, personnage légendaire et fantomatique qui apparaît dans l’opéra éponyme de Boïeldieu sur un livret d’Eugène Scribe, vient du Monastère de Scott. Dans Le Pirate, il fait de certaines superstitions nordiques des ressorts narratifs. On trouve dans ce roman une prétendue sorcière qui vend du vent aux marins. Tout cela vient du folklore, et sans avoir directement inspiré l’auteur de la série Trône de fer son auteur a pu trouver en Scott un modèle digne d’être imité.
Quant aux nombreux films ainsi qu’aux nombreuses séries télévisées qui traitent d’événements et de situations historiques, ils existent depuis la naissance de l’industrie cinématographique. On peut toujours penser que Scott a joué un rôle un peu fondateur dans ces productions où quelquefois le réel dépasse la fiction et vice versa. Rappelons qu’au XIXe siècle de nombreux romans de Scott ont été adaptés au théâtre et à l’opéra, mais il n’en reste pas grand-chose chose aujourd’hui. Lucie de Lammermoor, de Donizetti, reste solidement au répertoire, mais son livret résulte d’une simplification drastique du roman, qui occupe 707 pages dans l’édition Ballantine de 1829. Il faut rappeler, au risque d’émettre un truisme, que l’écriture d’un livre et la production d’un spectacle sur écran ne contiennent pas le même type de substance absorbable par l’esprit. Il se trouve aussi qu’on attribue parfois à Scott une influence infondée. Certains critiques cinématographiques ont établi une paternité imaginaire entre le roman Rob Roy et le film réalisé en 1995 qui porte le même titre, alors qu’il n’existe aucun lien entre ces deux œuvres.
ÉLÉMENTS : Vous considérez Ivanhoé comme une révolution dans l’art de raconter à un peuple son histoire. Mais aujourd’hui, qu’en est-il, peut-on discerner son héritage dans notre monde ? Et comment renouveler le roman historique de façon à maintenir vivant le récit de notre histoire ?
HENRI SUHAMY. Ivanhoé étant le plus célèbre de tous les romans de Scott il est naturel de le considérer comme caractéristique de ce que son auteur a apporté à la littérature. On pourrait préférer prendre Waverley comme modèle, du fait qu’il s’agit de son premier roman, et que la thématique scottienne y est plus concentrée que dans Ivanhoé, le premier de ses romans dont l’action se déroule en Angleterre et non plus en Écosse, comme les huit précédents, ainsi qu’au Moyen Âge, alors que certains des premiers romans se situent dans un passé récent ou même dans l’Écosse contemporaine. De plus, Ivanhoé cultive plusieurs genres simultanément, roman historique mais également roman d’aventures, roman de cape et d’épée, rappelant parfois les romans dits gothiques du siècle précédent. Il contient aussi des séquences parodiques et bouffonnes. Mais dominant tout cela se trouve un thème qui englobe tous les autres, celui du conflit qui oppose les conquérants français aux natifs anglo-saxons de l’Angleterre. Ce n’est pas seulement un conflit territorial, c’est une confrontation entre deux types de civilisation. La religion y occupe une place importante, notamment quand elle fait jouer aux Templiers un rôle important. Le héros porte un nom qui contient les trois composantes ethniques de l’Angleterre. Il s’appelle Wilfrid d’Ivanhoe (graphie anglaise, sans accent sur le e). Wilfrid est un prénom saxon, Ivanhoe est le nom d’une propriété terrienne, d’origine celtique, mais ce titre ainsi que le domaine, lui ont été donnés par Richard Cœur de Lion, monarque qui appartient à la dynastie des Plantagenêts, venus de France. Bien entendu le rôle joué par le roi Richard dans ce roman est complètement inventé, comme toutes les autres trames narratives, mais tous les événements romanesques se fondent sur la réalité d’une Angleterre composée de deux ethnies qui continuent de se combattre tout en étant poussées à s’assimiler l’une à l’autre.
Comme rappelé plus haut, Scott a puisé souvent son inspiration dans le passé récent et même dans l’histoire contemporaine, non uniquement dans le passé lointain et médiéval. Il faut sur ce point rappeler au public que l’Histoire n’est pas synonyme de passé. Notre histoire continue, nous la vivons en ce moment. Pour revenir à Scott, il n’avait pas à pratiquer le devoir de mémoire, comme on dit aujourd’hui. La mémoire individuelle et collective, il l’avait en lui. Quelles conséquences en tirer selon la question posée plus haut ? Je suis moi-même assez âgé pour avoir connu la Troisième République, l’occupation allemande, l’après-guerre, la guerre d’Indochine et celle d’Algérie (où j’ai passé quatre ans), la mainmise du parti communiste sur l’intelligentsia, et tout ce qui a suivi. J’aurais la matière pour écrire des romans à la Scott. J’étais moi-même à Alger le 13 mai 1958, et à Nanterre en mai 1968, mais il me manque l’essentiel, le talent littéraire, le don d’inventer des personnages et des situations, d’amalgamer le réel et l’imaginaire de telle façon qu’ils s’éclairent mutuellement.
Revenons à la guerre d’Algérie qui peut servir d’exemple. Elle s’est terminée il y a soixante ans. Or cette expression, « Il y a soixante ans », sert de sous-titre au premier roman de Walter Scott, à savoir Waverley. La fin de cette guerre a suscité des réactions contrastées. Certains y voient non sans raison une défaite pour la France, particulièrement cruelle pour nos compatriotes qui y ont tout perdu, désastreuse aussi pour des raisons économiques. D’autres personnes considèrent qu’il s’agit d’une victoire sur le colonialisme, et une partie importante de la population a surtout ressenti un soulagement. Existe-t-il aujourd’hui un écrivain français ayant le talent littéraire de Scott, son immense culture, son imagination – indispensables puisqu’il s’agit de transfiguration littéraire – et sa hauteur de vue, à ne pas confondre avec l’indifférence, ainsi que les connaissances, y compris juridiques, qu’il avait de toutes les données du sujet, également indispensable pour écrire ? J’en doute, mais je ne peux rien prouver. L’oiseau rare existe peut-être. Revenons aussi sur l’intérêt de toute cette entreprise virtuelle, qui n’est pas étrangère aux préoccupations de l’Institut Iliade. Le mot Histoire n’est pas synonyme de passé. Nous vivons nous-mêmes dans l’Histoire puisqu’elle continue de se dérouler en ce moment même. La mémoire du passé ne se réduit pas à la contemplation d’un cimetière, mais à la conscience et à la sauvegarde d’un héritage. Scott a situé certains de ses romans dans un passé très proche, quasi contemporains, d’autres rejoignent des siècles plus anciens, dans les deux cas la mémoire ravive la continuité qui lie le passé au présent. Il a influencé Balzac aussi bien que Dumas.
Paradoxalement on pourrait dire que Gone With the Wind, Autant en emporte le vent, qui date de 1936, est le plus scottien des romans appartenant au genre cultivé par l’auteur de Waverley. La victoire du Sud sur le Nord dans l’un et du Nord sur le Sud dans l’autre met fin à une forme de civilisation. Dans les deux cas, le roman constitue une épopée de la défaite, une tragédie collective qui se déroule en faisant fusionner les événements extérieurs et les destinées individuelles. En plus, comme indiqué plus haut à propos des romans écossais de Scott, l’auteur se trouve personnellement impliqué dans le sujet central de son récit. Le roman de Margaret Mitchell n’a cependant jamais été pris très au sérieux par les critiques littéraires, universitaires ou autres, et de plus il souffre aujourd’hui de la lourde censure qui s’abat sur les œuvres soupçonnées de nostalgie esclavagiste.
ÉLÉMENTS : Extrêmement prolifique, Walter Scott pourrait décourager par l’ampleur de son œuvre. Que conseilleriez-vous à un lecteur novice pour aborder ses écrits ?
HENRI SUHAMY. L’idéal serait de lire les contes et nouvelles publiés en 1826, car ce sont des chefs-d’œuvre qui annoncent les écrits analogues de Pouchkine, de Gogol ou de Mérimée, car ils sont courts et brillants. Malheureusement les traductions françaises sont difficiles à trouver. Le roman le plus célèbre de Scott, celui qu’on a continué de lire même pendant la longue période, heureusement achevée, où il était oublié, c’est Ivanhoé. En français, il en existe plusieurs éditions en livre de poche, mais il faut bien que je recommande la plus récente, celle qui vient de chez Gallimard, dans la collection Folio Classiques, publiée précédemment en Pléiade. C’est la seule qui donne le texte intégral, contenant les révisions et les commentaires ajoutés par Scott en 1829. De plus, elle contient une longue notice et de nombreuses notes explicatives. Je dois signaler, sans fausse modestie ni vantardise, que c’est moi qui suis le traducteur et le commentateur. J’ai d’ailleurs eu les honneurs de la rubrique du « Chiffre de la semaine » dans Le Figaro littéraire, mon édition atteignant 871 pages. On trouve dans la même série des Folio Classiques une très bonne traduction par Sylvère Monod de The Heart of Midlothian (Le Cœur du Midlothian, anciennement La Prison d’Édimbourg). J’ai également traduit et commenté Waverley, et il semble normal de considérer cette œuvre comme celle qu’on devrait lire en premier, car c’est le premier des romans de Scott, publié en 1814 sans nom d’auteur. Il a fait sensation,il a été accueilli partout en Europe et en Amérique du Nord à la fois comme un chef-d’œuvre et comme introduisant sur le marché littéraire le genre nouveau dont il est question ici, le roman historique. Il faut signaler au public sa présence dans la bibliothèque de la Pléiade, hélas d’un prix élevé. Il n’en existe pas d’édition en livre de poche. On peut trouver d’occasion des éditions bon marché, dans les traductions d’Auguste Defauconpret ou d’Albert Montémont. Elles sont écrites en bon français mais ne reflètent pas le style particulier de Scott, qui procède souvent par de longues phrases sinueuses, contenant à la fois une narration et un commentaire sous-entendu, parfois ironique, sur le contenu de la narration. Pour moi, le chef-d’œuvre de Scott est Old Mortality. Son titre est intraduisible, plusieurs traductions ont été publiées, nommées Les Puritains d’Écosse, Le vieux tombeau, Le vieillard des tombeaux. Ces éditions anciennes ne contiennent pas de notes explicatives, sans lesquelles les lecteurs d’aujourd’hui risquent de ne pas comprendre grand-chose à ce qui se passe dans ce roman où les conflits entrent dans le cadre des guerres de religion qui, au XVIIe siècle, opposaient entre elles différentes branches du protestantisme, tout en y incluant des clivages sociaux, politiques et dynastiques, et même linguistiques, car les gens du peuple s’expriment en dialecte écossais, celui du sud, à ne pas confondre avec la langue celtique des Highlands, mais qui présente des difficultés aux lecteurs actuels, y compris en Grande-Bretagne. L’action dure de 1679 à 1689, et la façon dont le héros, Henry Morton, incarne le dilemme qui déchire la nation écossaise est traitée magistralement, comme dans Waverley. Il existe des éditions en anglais qui contiennent tout le matériel explicatif, mais elles sont forcément réservées aux anglicistes ayant atteint un niveau déjà élevé.
Propos recueillis par Eyquem Pons et l’Institut Iliade Pour le revue Éléments
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